MRC Aire Urbaine (BMH)
Samedi 29 Avril 2017

L’utopie : le vécu imaginé (8/8) - Le dynamisme utopique : le sens du possible en démocratie.



Publiée en 2009, une réflexion historique et politique sur le projet utopique et son dynamisme démocratique en 8 articles - article n°8.


Les Cahiers du travail social n°59-60
Les Cahiers du travail social n°59-60
L’utopie vécue ou imaginée, accélérateur de la réflexion démocratique.
Hors de danger d’un risque utopique fantasmé, il est temps de convenir que l’expérience utopique ou le projet utopique apporte à la démocratie (ou, au moins, à la réflexion politique démocratique) un supplément de propositions, de projets politiques, d’idéaux sociaux et, parfois, de craintes sociales, que l’exercice contemporain de la démocratie et le fonctionnement traditionnel des institutions démocratiques ne tendent, ni à nier, ni à refuser, mais simplement à omettre ou encore, plus simplement, à ne pas comprendre.
Au bénéfice des expériences utopiques vécues, il faut reconnaître les différences d’échelle et d’objectifs qui séparent la société globale des communautés expérimentales. Reconnaître l’échec temporel ou spatial de l’expérience utopique, c’est admettre sa limite, mais ce n’est pas remettre en cause la nature du projet, ni même son intérêt démocratique, et encore moins ses succès institutionnels. Une remarque acerbe de Ronald Creagh contre les sociologues pointe avec justesse le conditionnement intellectuel des observateurs sociaux :
« Les jugements de valeur portés par beaucoup de spécialistes des sciences humaines reposent donc sur l’idée qu’une institution idéale est stable et rayonnante : son pouvoir s’étend toujours plus loin. Sous cet éclairage, la solidité relative des groupes autoritaires, en contraste avec le caractère éphémère des associations libertaires, démontrerait que l’anarchisme est invivable. […].
 [...] curieusement, les participants « échouent » mais ce sont les sociologues qui pleurent. Tant de larmes versées par une science « neutre » ne dissimuleraient-elles pas les grimaces de la censure et la méconnaissance de la temporalité propre à l’utopie libertaire ? Car l’équation : courte durée = échec trahit l’idéologie occidental dominante. Au nom de quoi décide-t-on a priori que l’éphémère est moins essentiel que le durable ? » [Creagh, 1983, pp. 19-21].
 

L’éphémère utopie vécue détient une force imaginative que le succès institutionnel doit partager avec un réalisme toujours politiquement suspect.
 
C’est donc là le grand succès politique de l’utopie, qu’elle soit théorique ou vécue : « l’imagination au pouvoir », cette grande « prière » des démocrates, fait partie du projet démocratique ou républicain. Que les murs appellent le « réalisme au pouvoir » et la démocratie laisse le champs libre aux hommes providentiels, aux révolutions nationales et aux régimes autoritaires : transition soviétique, fascisme italien, nazisme, franquisme, Estado Novo portugais ou État français de Vichy. Tous ces régimes ont profité des échecs des républiques et des démocraties en panne d’un projet politique « progressiste ». L’immobilisme politique, la pesanteur institutionnelle, l’inertie sociale sont contraires à la réflexion utopique ou, mieux, au programme utopique dans son processus d’élaboration conceptuelle nécessairement accusateurs des réalités sociales et du quotidien vécu observé. Car, au-delà de la réforme, toujours partielle et spéculative, la proposition utopique propose une cohérence sociale immédiate, un monde des possibles à « l’échelle un », c’est-à-dire signifiant à tous les niveaux de la vie sociale :
« […] la tendance à rechercher la cohérence maximale entre les idées et les images s’impose à l’imagination utopique. Du coup, le travail de celle-ci tend à produire des représentations de sociétés cohérentes où il n’existe pas de contradictions entre leur projet fondateur et les expériences vécues, où il n’y a pas de clivages entre les hommes tels qu’ils sont et tels qu’ils devraient être, etc. Comme nous l’avons dit, les images accumulées sont autant de signifiés qui n’ont qu’un seul signifiant, la société globale. D’autant plus que l’utopiste, contrairement au réformiste, produit des représentations globales de l’altérité sociale, ou, si l’on veut, des représentations de sociétés globales autres et meilleures. Autant de sociétés transparentes car le quotidien n’est imaginé que comme représentation des principes fondateurs ; autant de sociétés cohérentes réalisant le même et seul projet à tous les niveaux de la vie sociale, etc. » [Baczko, 1984, pp. 143-144].
 
C’est là son grand avantage et son principal défaut : l’utopie propose un instantané de ce que peut devenir la vie sociale, et au final, de l’harmonie sociale réalisée, ce qui intellectuellement lui procure la force « définitive et concluante » de l’image. Mais par sa non-démonstration historique, l’utopie, et nous l’avons précédemment noté, omet volontairement la dimension humaine. Dans le préliminaire que le SS Maximilien Aue compose pour justifier ses actes barbares et son destin dramatique, il note : « Eckhart a écrit : Un ange en enfer vole dans son propre petit nuage de Paradis. J’ai toujours compris que l’inverse aussi devait être vrai, qu’un démon au Paradis volerait au sein de son propre petit nuage d’Enfer » [Jonathan Littell, Les bienveillantes, Paris, Gallimard, 2006, p. 30]. Nous touchons ici la limite du projet utopique : la confiance absolue dans la justesse et la bonne volonté des hommes. C’est le point faible des utopies imaginées ou concrètes qui, pour des raisons différentes, ne peuvent obtenir l’adhésion et l’obéissance totales des individus ou des peuples au projet utopique.
« On a visé juste en assimilant dans le langage courant les utopies aux chimères. Les modalités propres au travail utopique de l’imagination sociale, et, notamment, la tentation permanente d’embrasser dans un seul projet toute l’altérité sociale en éliminant, du coup, tous les maux sociaux, supposent, comme on l’a maintes fois répété en critiquant les utopies, des hommes tels qu’ils devraient être et non pas tels qu’ils sont » [Baczko, 1984, pp. 146-147].
 
La pensée utopique, entreprise fondamentalement humaine et démocratique, ne tient pas compte des hommes qui sont appelés à la construire. Le paradoxe pourrait sembler incongru si ce n’était là la nature même du projet démocratique : l’intérêt général au-dessus des intérêts particuliers ! D’où l’accord de méthode entre les projets démocratiques et utopiques : la réification des citoyens (en figeant définitivement les volontés individuelles dans une logique d’intérêt collectif) n’est qu’un procédé pour accéder à l’essentiel : l’image de la société idéale. « La démocratie, projet utopique permanent », cette formule peut expliquer à elle seule la production utopique inhérente au programme démocratique :
« L’invention de l’espace démocratique n’élimine pas les rêves et les imaginaires sociaux mais stimule leur production, ne serait-ce qu’en raison de la représentation de la société globale et de ses institutions comme fondées sur un projet collectif, donc transformables et modifiables par le corps social souverain de lui-même. Rousseau et Tocqueville, dont les perspectives sont autant opposées que complémentaires, ont vu juste en insistant sur le fait que la représentation que la société démocratique se donne d’elle-même est double : celle de son opacité et celle de sa transparence, celle de sa division irréductible en individus libres et égaux et celle de son unité. Ces sociétés se trouvent particulièrement confrontées à une tâche permanente : articuler sur le plan symbolique leurs divisions sociales, politiques, culturelles, etc., et en même temps reconstituer et redéfinir sur le même plan l’unité du corps social, sa continuité au-delà des changements et des ruptures. Double travail qui, à un degré variable et en fonctions des situations historiques concrètes, notamment dans des situations des crises, des impasses sociaux et politiques, peut stimuler la créativité utopique. Car l’invention même de l’espace démocratique était solidaire des espoirs d’une société plus simple et plus juste, plus rationnelle et plus transparente à ses acteurs sociaux, ne serait-ce qu’en raison de sa promesse fondamentale, celle de l’égale participation au pouvoir comme condition même à la fois de la liberté individuelle et du changement collectif, défini et maîtrisé par le corps social dans son ensemble » [Baczko, 1984, pp. 145-146].
 
Terminons, enfin, avec l’idée première que nous avons émise, celle d’une utilité utopique démocratique, car le monde des possibles évoqué précédemment passe inévitablement par une rupture avec les formes sociales traditionnelles, par un aménagement ou par le remplacement de ces formes sociales. L’utopie, au contraire de la réforme, joue l’illusion de la révolution radicale. Et, pourtant, elle propose une révolution de papier, sans danger pour l’exercice démocratique, pour la démocratie vécue. Elle crée les images démocratiques de demain, sans déstabiliser l’édifice démocratique actuel. Elle offre au débat démocratique l’espace de l’imagination et réaffirme, simultanément, l’illusion de la maitrise démocratique :
« La liberté de l’imagination de l’utopiste tient à la représentation de la société comme projet qui peut être méthodiquement et systématiquement pensé et élaboré. Ce qui est fondamental dans cette démarche, c’est le refus de toute limitation de la volonté politique instituante qui serait autre chose que son auto-limitation. Il appartient à l’utopiste d’inventer lui-même le projet social et d’assurer, au cours de l’élaboration de l’utopie, la coïncidence des images de la vie sociale rêvée avec le projet qui la fonderait ou l’animerait. Du coup, l’invention utopique s’avère complice de l’invention de l’espace démocratique. En effet, ce n’est qu’avec l’invention de cet espace que la société se donne la représentation de n’être fondée que sur elle-même, sur sa « volonté » librement exprimée et fondatrice de son ordre. Du coup, cet espace s’offre comme un espace social à modeler, à gérer, à réinventer » [Baczko, 1984, p. 144].
 
Critique politique des formes traditionnelles, proposition démocratique, philosophie sociale expérimentale : la réflexion ou l’expérience utopique trouve sa force démocratique dans l’exposition de sa subversion. Faut-il attendre sa matérialisation pour reconnaître son efficience démocratique, ou plus sagement, prendre en compte sa dimension propédeutique dans la construction des démocraties contemporaines ? Présenter l’utopie comme un élément matriciel de la démocratie, en tant que proposition globale irréalisable, dimension chimérique et inoffensive, et, simultanément, en tant qu’orientations institutionnelles à poursuivre, dimension inventive et réformiste, est une formulation politique possible et crédible. L’utopie est à prendre comme un élément de réflexion de la transformation sociale, parce qu’elle mobilise les imaginaires sociaux, formule des propositions expérimentales, alimente le débat démocratique. L’utopie refuse, par sa nature, la réforme ; mais, parce qu’elle ne peut pas être en totalité révolutionnaire, elle annonce les réformes, sans toutefois déterminer a priori le succès et le destin des propositions retenues. De la perturbation démocratique peut naître le meilleur comme le pire.

Conclusion. Le dynamisme utopique.
Paul Veyne note que l’avènement historique du christianisme, attitude spirituelle « révolutionnaire » au regard des structures sociales romaines, doit largement son succès au seul fait d’un homme qui avait le pouvoir de modifier les institutions romaines :  
« C’est par le seul Constantin que l’histoire universelle a basculé, parce que Constantin fut un révolutionnaire mû par une grande utopie et persuadé qu’un rôle immense lui était réservé dans l’économie millénaire du Salut. Mais aussi et surtout parce que ce révolutionnaire n’en fut pas moins un grand empereur, un réaliste qui avait le sens du possible et de l’impossible » [Veyne, 2007, p. 224].
 
« Le sens du possible et de l’impossible » : est-ce ainsi qu’il résume la faculté d’un homme à percevoir les « frémissements » sociaux et à reconnaître ses marges de manœuvre politique, ou encore fait-il référence à sa capacité intellectuelle à anticiper les effets probables des réformes sociales ? « Le sens du possible », c’est peut-être tout simplement une faculté à reformuler un projet politique par l’acceptation d’autres impératifs sociaux. C’est en tout cas s’assurer de l’adhésion ou de la collaboration des hommes à son projet.
 
Quelques pages plus loin, Paul Veyne insiste sur ce fait : « En un mot, le vécu social muet, suscite ou accepte les verbalisations idéologiques, et non l’inverse ; une idéologie ne convainc que les convaincus » [Veyne, 2007, p. 329]. Il s’agit là d’une assertion déroutante qui, contrairement à notre sens commun — qui place l’idéologie et le spirituel en amont des actions humaines —, nous assure que le quotidien social s’attache les services des formulations idéologiques pour mieux s’exposer. Pourtant, contrairement à l’avènement du christianisme, enveloppe idéologique qui a recouvert insensiblement une structure sociale donnée, le discours utopique n’existe que dans un différentiel avec le réel vécu : l’utopie présente cette caractéristique d’être une idéologie dynamique sans réel parce qu’elle se construit sur une invention d’un réel collectif. Il faut alors conclure que l’utopie prend fin avec la matérialisation des propositions utopiques et, par conséquent, décline avec le réalisme des propositions. Sur la question du réalisme utopique, laissons les derniers mots à Ronald Creagh qui, d’un seul exemple, crédite la part de réalisme politique de la subversion utopique : 
« Qui sont les irréalistes d’aujourd’hui : les plaideurs qui attendent des autorités politiques l’arrêt des expérimentations nucléaires ou les utopistes qui, dès maintenant, se branchent de manière autonome sur d’autres sources d’énergie ? » [Creagh, 1983, p. 197].

Claude DE BARROS
 
Références bibliographiques                                              
  • BACZKO Bronislaw, Les imaginaires sociaux. Mémoires et espoirs collectifs, coll. Critique de la politique, Paris, Payot, 1984.
  • BOUCHET Thomas, PICON Antoine, RIOT-SARCEY Michèle (dir.), Dictionnaire des Utopies, Paris, Larousse, VUEF, 2002.
  • CREAGH Ronald, Laboratoires de l’Utopie. Les communautés libertaires aux États-Unis, coll. Critique de la politique, Paris, Payot, 1983.
  • LABOURDETTE Jean-François, Histoire du Portugal, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2000.
  • MANDROU Robert, Introduction à la France moderne, 1500-1640. Essai de psychologie historique (1961), Paris, Ed. Albin Michel, coll. Bibliothèque de «L’Évolution de l’Humanité», 1998.
  • MORE Thomas, (a)L’Utopie ou le traité de la meilleure forme de gouvernement (1516), traduction de Marie Delcourt, présentation et notes par Simone Goyard-Fabre, coll. Œuvres de philosophie politique, Paris, Flammarion, 1987.
  • MORE Thomas, (b), L’Utopie (1516), traduit de l’œuvre anglaise par Victor Stouvenel (1842), (document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi dans le cadre de la collection : « Les classiques des sciences sociales ». Site web : http://classiques.uqac.ca/classiques/More_thomas/more_thomas.html
  • VEYNE Paul, Quand notre monde est devenu chrétien (312-394), Paris, Albin Michel, coll. Idées, 2007.
  • ZAMIATINE Eugène, Nous autres (1920), traduit du russe par B. Cauvet-Duhamel, préface de J. Semprun, Paris, Éditions Gallimard, coll. L’imaginaire, 1971.



Dernières actualités du MRC